Dans le monde entier, des femmes et des jeunes filles déracinées font les frais de la détérioration des conditions économiques, de la hausse des prix et du manque de financement de l’action humanitaire.
Par Kristy Siegfried | 25 novembre 2022
Roda Jock*, une réfugiée sud-soudanaise de 28 ans qui a fui vers la région de Gambella en Éthiopie en 2018, ne se serait pas aventurée seule dans la forêt s’il y avait eu suffisamment de nourriture à la maison pour elle et sa famille. Mais en raison d’un manque de financement, l’aide alimentaire mensuelle pour plus de 750 000 réfugiés en Éthiopie a été réduite de 50% depuis juin.
« Dans le camp, la nourriture n’est pas suffisante, alors la seule option pour certaines d’entre nous est d’aller dans la forêt pour ramasser du bois de chauffage et le vendre », explique Roda.
Le bois de chauffage est aussi souvent la seule source de combustible dont disposent les réfugiés pour cuisiner ce que contiennent leurs rations alimentaires.
« En tant que femmes, nous courons beaucoup de risques en nous rendant dans la forêt. Il faut marcher pendant au moins quatre heures pour arriver dans une zone très éloignée où l’on peut ramasser quelques bouts de bois à ramener à la maison. »
Lors de sa longue marche en direction de la forêt ce jour-là, Roda a été suivie par un homme qui lui a tendu un piège et l’a jetée à terre. Elle a réussi à se dégager de son emprise, mais il l’a poursuivie jusqu’à ce qu’elle tombe sur un groupe d’hommes qui l’ont accompagnée jusqu’au camp.
Bien qu’elle ait échappé à son agresseur, elle reste traumatisée par cet incident, au cours duquel elle s’est sentie totalement impuissante.
« Si on avait de la nourriture à la maison, les femmes n’auraient pas à faire face à tous ces risques. »
« Je ne suis pas un cas isolé », a-t-elle ajouté. « De nombreuses femmes se sont déjà retrouvées dans ce genre de situation. »
Dans son rôle de travailleuse communautaire soutenant les victimes de violences basées sur le genre pour l’International Medical Corps, l’une des organisations partenaires de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés en Éthiopie, Roda a rencontré des femmes qui n’ont pas réussi à échapper à leurs agresseurs. Certaines ont été violées alors qu’elles ramassaient du bois de chauffage, d’autres alors qu’elles se rendaient à pied dans des fermes à la recherche de travail.
« C’est à cause du manque de nourriture », dit-elle. « Si on avait de la nourriture à la maison, les femmes n’auraient pas à faire face à tous ces risques. »
Les réfugiés et les personnes déplacées internes dans de nombreux pays où œuvre le HCR ont vu leur aide alimentaire et d’autres formes d’assistance réduites, car les pénuries de fonds ont obligé les agences humanitaires à réduire leur aide. Les efforts conjoints du HCR et du Programme alimentaire mondial devraient se traduire par une augmentation de 34% de l’aide alimentaire pour les réfugiés en Éthiopie à partir du mois prochain. Mais en l’absence d’un financement plus important, les réfugiés dans d’autres pays pourraient voir leur aide réduite dans les mois à venir et au cours de l’année prochaine, car les répercussions de la guerre en Ukraine perturbent les chaînes d’approvisionnement, font grimper les prix des denrées alimentaires et des carburants et augmentent les coûts liés à la fourniture de l’aide humanitaire.
Les conséquences de ces réductions sont ressenties par les personnes déracinées à travers le monde, mais les femmes et les jeunes filles sont souvent les premières à en souffrir. L’insécurité alimentaire était déjà plus élevée chez les femmes que chez les hommes avant que la situation ne se dégrade. La disparité entre les sexes s’est accrue en 2020, pendant la pandémie de Covid-19, et s’est encore accentuée en 2021, selon le rapport annuel sur la sécurité alimentaire et la nutrition de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture. Les économies de nombreux pays accueillant des réfugiés n’ont pas connu de reprise avant que la guerre en Ukraine ne provoque une nouvelle inflation et une hausse des prix des denrées alimentaires.
Les confinements et les revers économiques ont également fait augmenter l’incidence de la violence basée sur le genre, en particulier parmi les populations déracinées.
Les femmes ont tendance à faire passer les besoins de leurs enfants et des autres membres de leur famille avant les leurs et peuvent se mettre en danger lorsqu’elles tentent de trouver du travail ou d’accéder à un revenu. Un manque de nourriture peut également accroître les tensions au sein du foyer et entraîner une augmentation de la violence de la part des partenaires. Les femmes déracinées qui n’ont qu’un accès limité à la protection sociale, à l’information et à l’emploi sont plus susceptibles de se retrouver piégées dans une relation avec un partenaire violent.
« Je dirais que 80% des femmes avec lesquelles nous travaillons sont victimes d’une forme de violence basée sur le genre… Le fait de changer de pays aggrave encore la situation, car cela rend les femmes encore plus vulnérables et dépendantes », a déclaré Gloria Padilla, une Colombienne de 47 ans, mère de deux enfants, qui a déménagé au Venezuela en 2003 pour échapper à un partenaire violent, mais qui est retournée dans son pays en 2017. Elle dirige maintenant une organisation communautaire appelée « Fundación Un Nuevo Ser » qui vient en aide aux réfugiées et aux migrantes vénézuéliennes, ainsi qu’aux rapatriées colombiennes, dans plusieurs villes du nord-ouest de la Colombie.
Elle indique que de nombreuses femmes avec lesquelles elle travaille estiment qu’elles n’ont pas d’autre choix que de rester dans des relations abusives car elles craignent de ne pas pouvoir subvenir à leurs besoins si elles devaient partir. Elle ajoute que l’inflation croissante aggrave le problème. « Si la plupart des femmes avec lesquelles nous travaillons avaient déjà des salaires inférieurs à la normale, ou arrivaient à peine à joindre les deux bouts en vendant du café ou d’autres choses dans la rue, la hausse des prix n’a fait que rendre leur survie encore plus difficile, ce qui, bien sûr, rend encore plus difficile pour elles de se sortir d’une relation abusive. »
Le type de travail, informel, que les réfugiées et les migrantes vénézuéliennes, dont beaucoup n’ont pas de papiers, peuvent obtenir en Colombie augmente également leur risque d’exposition à la violence basée sur le genre.
« Certaines femmes se retrouvent dans des situations tellement compliquées que le fait de se lancer dans une relation abusive ou de vendre des services sexuels semble être la seule issue », a déclaré Gloria. Elle ajoute que son organisation tente d’intervenir et de fournir un soutien afin que les femmes ne soient pas contraintes de faire des choix aussi préjudiciables.
« Nous constatons toutes que le peu d’argent que nous avons nous mène de moins en moins loin. »
« À la Fundación Un Nuevo Ser, nous nous appuyons sur la force du nombre pour tenter de nous aider les unes les autres. Aucune d’entre nous ne possède grand-chose, mais si nous faisons toutes un petit effort, nous pouvons parfois réunir assez d’argent pour aider l’une d’entre nous à se sortir d’une situation particulièrement difficile », a-t-elle déclaré, reconnaissant que l’inflation a eu raison de la capacité du groupe à se mobiliser. « Nous constatons toutes que le peu d’argent que nous avons nous mène de moins en moins loin. »
Alors que la nécessité de programmes visant à lutter contre les violences basées sur le genre dont sont victimes les personnes déracinées n’a jamais été aussi grande, le financement ne suit pas. Le HCR estime que les besoins budgétaires pour ses programmes de prévention et de lutte contre la violence basée sur le genre s’élèvent à 330 millions de dollars en 2023, soit le montant le plus élevé jamais atteint.
Au Soudan, un autre pays où l’aide alimentaire aux réfugiés a été réduite de 50% ces derniers mois, le manque de financement a un impact majeur sur les programmes de lutte contre la violence basée sur le genre, selon Alisona Rajbanshi, chargée de protection au HCR et basée à Khartoum.
« Il est difficile d’assurer une couverture géographique complète pour la prévention et la lutte contre la violence basée sur le genre », a-t-elle déclaré. « Les services de soutien psychosocial pour les victimes sont affectés dans certains endroits. Il y a un manque de refuges pour les victimes. »
Au camp de réfugiés d’Um Rakuba, dans l’est du Soudan, qui a ouvert fin 2020 pour accueillir les réfugiés éthiopiens fuyant le conflit dans la région du Tigré, le manque de financement suffisant destiné aux services d’aide aux victimes de violences basées sur le genre a des conséquences pour les femmes qui ont un besoin de protection.
« Chaque jour, nous sommes témoins de violences physiques entre époux, à cause de l’argent, de leur situation, de leur vie », a déclaré Bisrat Kifle, une ancienne professeure d’anglais de 26 ans originaire du Tigré, qui est bénévole dans un centre pour femmes du camp géré par l’ONG Alight, un partenaire du HCR.
« La première chose que la plupart des victimes de violence basée sur le genre demandent est un abri d’urgence », a-t-elle ajouté. « Lorsqu’elles se battent avec leur agresseur… elles ont peur de rester dans le même espace. Elles ont besoin d’un lieu sûr. »
« Si elles recevaient des rations alimentaires complètes, tout irait mieux. »
En plus d’organiser des séances de sensibilisation et d’orienter les femmes vers l’une des organisations humanitaires présentes dans le camp qui travaillent avec les victimes, Bisrat et ses collègues bénévoles sont à l’écoute des problèmes de ces femmes, et leur offrent un soutien et une épaule sur laquelle pleurer.
« Nous les écoutons attentivement, avec respect », dit Bisrat. « Si elles veulent pleurer, nous les laissons pleurer. Nous ne pouvons rien promettre, car si nous leur faisons une promesse et ne pouvons la tenir, nous leur ferons du mal. »
« S’ils recevaient des rations complètes, tout irait mieux », a-t-elle ajouté. « C’est difficile d’aller bien en étant loin de son pays, de chez soi. Il est aussi difficile de dire que tout ira bien, mais ça pourrait aller mieux que ça. »
*Le nom a été modifié pour des raisons de protection.
Avec le concours de Jenny Barchfield en Colombie, Kelly Koo en Éthiopie, et Althea Gonzales et Mary Burton Kwanjana au Soudan.
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