Elizabeth Moreno Barco (au centre) avec les responsables locaux Geidy Ismare Diripar (à droite) et Uldarias Guafico (à gauche) de la communauté indigène Wounaan à Medio San Juan, dans la région du Chocó, en Colombie. © HCR/Nicolo Filippo Rosso
Elizabeth Moreno, que l’on surnomme « Chava », est fermement engagée dans la défense des communautés afro-colombiennes et indigènes de sa région natale, le Chocó. Elle est même allée jusqu’à négocier des accords de paix avec les groupes armés de la région
Par Elisabet Diaz Sanmartin à Chocó, Colombie
Lorsque Elizabeth Moreno Barco, militante des droits humains, condamne la violence qui, depuis des décennies, frappe les communautés de son Chocó natal – une région de forêt tropicale et de vallées sinueuses de l’ouest de la Colombie -, elle se base sur sa douloureuse expérience personnelle.
En 2013, elle a assisté au spectacle effrayant de cadavres flottant sur la rivière San Juan qui traverse son village natal de Togoromá. C’était le signe que la longue guerre civile entre groupes rivaux était au pas de sa porte.
« Les corps portaient des messages. Il était clair qu’on ne pouvait pas les sortir de l’eau et les enterrer », se souvient Elizabeth, 55 ans, connue de tous sous le surnom de « Chava ». L’un des groupes armés impliqués dans les combats s’était installé dans la zone, et six mois plus tard, un groupe rival l’a attaqué. « C’était le chaos, les gens couraient partout, il y avait beaucoup de tirs. C’était une situation que nous n’avions jamais connue auparavant dans notre région. »
Avec sa famille et les autres villageois, Elizabeth a fui Togoromá et n’est à ce jour toujours pas rentrée chez elle. Alors qu’elle s’était déjà imposée comme responsable locale et avait été élue représentante de la communauté afro-colombienne, cette expérience a renforcé sa détermination à dénoncer la violence et les abus commis dans le Chocó.
Elle a donc commencé à militer de façon plus active en faveur de la population afro-colombienne majoritaire du Chocó et des autres groupes dont la sécurité et le mode de vie étaient menacés, parmi lesquels les populations indigènes de la région. La violence qui sévit en Colombie depuis le milieu des années 1980 a affecté près de 10 millions de personnes. Plus de 8 millions d’entre elles, dont Elizabeth, ont été forcées de fuir leur foyer.
Cheffe de file de la communauté
« Le Chocó est l’un des territoires les plus durement affectés par le conflit armé en Colombie », explique Elizabeth. « Nous avons connu ici les pires massacres, des disparitions forcées, le confinement des populations. Des personnes ont été accusées de collaborer avec les groupes armés, et il y a eu beaucoup d’assassinats. Nous avons connu toutes sortes de violations des droits humains. »
« Je pense que c’était ça ma véritable motivation, de faire connaître au reste du monde la situation que nous vivions. C’est de là qu’est né ce désir d’être au devant de la scène », ajoute-t-elle.
Grâce à sa vision et à sa détermination, elle est devenue la première femme élue en tant que représentante officielle de l’ACADESAN, un conseil territorial qui promeut et protège les droits de 72 communautés afro-colombiennes vivant dans la région de San Juan, au sud de la Colombie. Elle est aujourd’hui coordinatrice du Forum interethnique de solidarité du Chocó (FISCH), qui promeut un développement fondé sur les savoirs et l’héritage culturel et ethnique, tout en abordant des sujets tels que le déplacement forcé et le confinement des populations.
Ce confinement des populations est en réalité une stratégie utilisée par les groupes armés pour contrôler les communautés en empêchant des villages entiers de quitter leur territoire, ce qui a pour effet de mettre la vie de ces personnes en suspens et d’aggraver leur situation de détresse. Près des deux tiers de tous ces cas de confinement en Colombie cette année ont eu lieu dans la région du Chocó.
Dans le cadre de son rôle au sein de l’ACADESAN, Elizabeth Moreno a veillé à ce que les intérêts des communautés qu’elle défend soient pris en compte lors des pourparlers de paix entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) à La Havane (Cuba) en 2016. Elle a également réussi à négocier une trêve partielle entre les groupes armés rivaux en 2017, qui a ramené la paix à San Juan pendant trois ans, avant que la violence ne reprenne en 2020.
Plus récemment, elle a négocié avec succès avec les groupes armés la libération de jeunes victimes d’enlèvements, dont deux garçons qui ont pu retrouver leurs familles en août.
En raison de son engagement inébranlable à promouvoir les droits de ses compatriotes, Elizabeth Moreno est désignée lauréate régionale pour les Amériques de l’édition 2023 de la distinction Nansen pour les réfugiés du HCR.
- Voir aussi : Un ancien réfugié lauréat de la distinction Nansen pour son action en faveur de l’éducation des enfants déracinés
Sœur Carmen, une religieuse qui travaille dans le village de Noanamá, situé dans un bras de la rivière San Juan, se souvient de ce moment où elle et d’autres ont réalisé à quel point Elizabeth était une porte-parole convaincante et efficace. La scène a eu lieu lorsque des guérilleros armés des FARC ont interrompu une réunion de la communauté à laquelle elles assistaient toutes les deux. Elizabeth a pris la parole et leur a dit que le territoire appartenait aux habitants qui y vivaient depuis des générations, et non à eux.
« Tous ces hommes [qui assistaient à la réunion] avaient peur, mais Chava a été la seule à se lever et à prendre la parole », raconte Sœur Carmen.
L’expression déterminée et le ton direct d’Elizabeth lorsqu’elle s’adresse à son auditoire font comprendre pourquoi les responsables politiques, les groupes armés et même, à une occasion, le Conseil de sécurité des Nations Unies, lui accordent toute leur attention.
« Chava est la seule à s’être levée et à avoir osé prendre la parole. »
Sœur Maria del Carmen, religieuse
« J’essaie toujours de rester authentique, de rester ancrée ici, dans mon territoire », indique Elizabeth en évoquant son approche en matière de plaidoyer. « Je n’utilise pas de langage sophistiqué, je suis moi-même. »
Un travail dangereux
Une grande partie de son travail quotidien consiste à parcourir de longues distances en bateau le long du San Juan et de ses affluents, afin de rendre visite aux membres des communautés qu’elle représente et d’écouter ce qu’ils ont à dire. Alors qu’elle emprunte la rue principale de Docorodó, ses longs cheveux tressés tombant sur sa chemise, les habitants la saluent chaleureusement, les enfants se précipitent pour l’embrasser et une jeune activiste s’approche d’elle pour lui demander conseil.
« C’est une personne qui ne se prend pas au sérieux, qui est simple et sans prétention », affirme Cecilia Rosero, une responsable de la communauté locale. « Grâce à elle, j’ai appris que l’on peut accomplir de grandes choses en travaillant dur. Elle m’a aussi appris qu’il faut être courageuse. Dans la zone où nous travaillons, il est parfois dangereux de jouer un rôle de premier plan, et tout le monde n’ose pas le faire. »
Au fur et à mesure de ses échanges avec les habitants des villes et des villages qu’elle visite, on voit l’expression d’Elizabeth s’adoucir et on comprend qu’elle se sent chez elle parmi les habitants de la région du Chocó.
« En tant que responsables locaux, nous aimons être au service de nos communautés. Nous le faisons du fond du cœur, avec amour », confie-t-elle. « Je crois que lorsqu’on fait les choses avec amour et dévouement… on les fait bien. »
L’engagement de Chava à améliorer la vie de ses semblables est telle qu’elle prévoit de continuer à travailler jusqu’à ce que non seulement leur sécurité, mais aussi leur prospérité future soient assurées.
« La plupart des gens pensent que pour parvenir à la paix, il suffit que les groupes armés déposent leurs armes, mais pour nous, cela ne revient qu’à mettre momentanément les armes en sourdine », affirme-t-elle. « Une fois que nous aurons obtenu des conditions de vie égales, que tous nos droits seront garantis et qu’il n’y aura plus de violations des droits humains, alors nous pourrons parler de paix. »
Publie par le HCR, le 28 novembre 2023.