Par Biko Beauttah rapporté à Fiona Irvine-Goulet
Biko Beauttah est arrivée à l’aéroport international Pearson de Toronto en 2006 comme demandeur d’asile. Biko est une femme transgenre et dans son pays natal, le Kenya, les lesbiennes, gais, bisexuels, transgenres, queers ou bi-spirituels—regroupés sous l’appellation de LGBTQ2—font l’objet de persécution et de discrimination systémiques. Et pourtant, son arrivée au Canada a été une expérience éprouvante : Beauttah affirme qu’elle a été humiliée par les autorités de l’immigration, menottée et placée en détention pendant 36 heures.
Malgré ce début difficile, Beauttah a fini par adopter son nouveau foyer. Devenue une championne de la cause des personnes réfugiées et des personnes LGBTQ2, elle répand un message de tolérance et d’égalité. Elle a collaboré activement avec le Conseil canadien pour les réfugiés et le Refugee Pride Convention ; elle a donné des conférences à des élèves du secondaire sur l’égalité des sexes et elle est aussi membre du conseil de l’organisation The 519, une agence installée à Toronto desservant les communautés LGBTQ2.
En automne 2017, Beauttah a organisé et animé l’événement Trans Workforce, le premier salon de l’emploi au monde destiné aux personnes transgenres et transsexuelles. Se basant sur ses propres difficultés à trouver un emploi malgré ses neuf années d’études postsecondaires et sur les embûches que connaissent plusieurs personnes de la communauté transgenre dans la recherche d’emploi, Beauttah a travaillé avec les membres de la communauté LGBTQ2 pour lancer cette initiative. Nous avons récemment eu la chance de la rencontrer pour apprendre un peu plus de ses expériences et de sa conception de la vie.
Nous savons que votre entrée au Canada, en 2006, a été traumatisante. Pouvez-vous nous dire ce qui est arrivé immédiatement après votre libération ?
Après avoir été détenue pendant 36 longues heures, les autorités de l’immigration m’ont libérée, sauf que je n’avais nulle part où aller et qu’il faisait extrêmement froid. Je n’oublierai jamais ce moment : j’étais assise là, j’avais froid, j’avais faim, je me sentais misérable, désorientée et complètement perdue. Puis il y a eu ce couple âgé, de parfaits étrangers, qui revenait de vacances et qui sans doute devait m’observer. Nous étions à cet instant dans une navette de l’aéroport ; ils avaient deux muffins qu’ils avaient conservés, ils ont partagé un entre eux et m’ont offert l’autre.
Ce fut grâce à ce moment, à ce geste de bonté de la part de personnes que je ne connaissais pas et que je n’ai malheureusement jamais eu la chance de remercier, que j’ai compris ce que signifiait être un véritable Canadien. Depuis, j’essaie de vivre ma vie au Canada en suivant l’exemple que m’avaient donné « les premiers vrais Canadiens » que j’ai rencontrés. Les Canadiens sont des personnes merveilleuses.
Vous avez vécu dans un centre d’hébergement pour personnes réfugiées à Toronto pendant six mois. Comment a été cette expérience et quel effet cela a-t-il eu sur votre avenir au Canada ?
Contrairement à ce que croient les gens, ou du moins aux fausses idées que je m’étais faites, je peux vous dire que, pour quelqu’un qui a vécu dans un centre d’hébergement pour personnes réfugiées, même moi je me suis rendue là-bas en pensant qu’il s’agissait juste d’un centre. Mais nous oublions souvent qui y sont hébergés—et ce sont les réfugiés ! Même dans un centre d’hébergement, les personnes réfugiées peuvent être les personnes les plus reconnaissantes et les plus joyeuses lorsqu’elles se sentent en sécurité. Nous étions trop contents de nous retrouver quelque part où nous avions le sentiment d’être en sûreté et en sécurité. Je sais que cela peut vous paraître étrange, mais pour moi, juste le fait que j’étais entourée de personnes reconnaissantes me rendait très heureuse, et malgré le fait que j’étais dans un centre d’accueil.
Vous êtes devenue une défenseur des droits des personnes réfugiées et des personnes transgenres. Pouvez-vous nous dire ce qui vous a poussé au militantisme ?
J’aime croire que j’ai toujours été une personne empathique. Pourtant, ce n’est qu’après être devenue une personne réfugiée et avoir transitionné que j’ai pris conscience de toutes les humiliations quotidiennes que souffrent les personnes marginalisées et déplacées.
Il s’agit du petit secret gênant pour notre société que nous voulons dissimuler, mais je ne suis pas un secret gênant, pas plus que ne le sont les personnes comme moi. Je refuse de me laisser ignorer. Dans la lutte que je mène pour ma dignité, d’autres en bénéficieront, car je ne lutte pas uniquement pour moi, mais pour la dignité et le respect de nous tous, et cela qui me motive.
Vous avez récemment organisé un salon de l’emploi destiné aux personnes transgenres. Pouvez-vous nous dire ce pourquoi vous avez lancé une telle initiative et si vous êtes satisfaite du résultat ?
J’ai été très contente avec Trans Workforce, surtout que cela a été un travail d’amour que j’avais bâti toute seule au prix de grands sacrifices, motivée par ma détermination à m’accrocher à ma dignité et mon désir de remercier le Canada et le peuple canadien de m’avoir tant donné. L’événement a été un tel succès que nous comptons le lancer au niveau mondial, mais vous allez devoir patienter, car c’est tout ce que je peux vous dire pour le moment. Mon impression est que j’ai créé un mouvement qui est plus grand que moi, et plus important encore que d’en avoir été la fondatrice, je me vois davantage comme un canal par lequel le mouvement a pris naissance. Ceci serait inévitablement arrivé, mais je suis ravie d’avoir pu y participer. Pour beaucoup de personnes transgenres comme moi qui n’ont pas eu la chance de voir cette révolution, nous devons, en leur honneur, faire en sorte que les choses soient meilleures pour les générations futures de personnes transgenres.
Selon vous, quelle est le mépris le plus courant à votre sujet (en tant que personne transgenre, personne de couleur et personne réfugiée) à laquelle vous avez dû faire face ?
Que je n’ai pas le visage typique de ce à quoi je suis censée ressembler en tant que personne réfugiée ou personne transgenre. Un incident me revient particulièrement en mémoire. Lors de ma première participation à la Journée mondiale du réfugié en 2006, je vivais encore dans un centre d’hébergement, je me suis alors rendue aux festivités qu’on organisait sur la place Yonge-Dundas Square, au centre-ville de Toronto. J’ai alors rencontré un photographe de l’un des plus grands journaux canadiens qui était là pour couvrir l’événement. Il a catégoriquement refusé de prendre des photos de moi en me disant : « je suis là pour prendre des photos de réfugiés et vous ne ressemblez pas à une réfugiée ».
Vous avez participé à la campagne du HCR #FromHomeTohome à l’occasion du 150e anniversaire du Canada ainsi qu’à la Journée mondiale du réfugié l’an passé. Les Canadiens sont assez bien informés des problèmes des personnes réfugiées et cherchent constamment de nouveaux moyens pour s’impliquer. Quelles seraient vos suggestions quant aux manières, petites ou grandes, dont ils pourraient s’impliquer davantage auprès des réfugiés.
Oh ! Le Canada et les Canadiens sont SUPERS ! Ils sont déjà impliqués ici ! Je le constate chaque jour à travers toute la gentillesse et l’accueil chaleureux offerts aux personnes réfugiées par des Canadiens qui leur ouvrent leurs portes pour les recevoir chez eux ou qui leur apportent à manger. Nous ne devons pas non plus oublier ces héros méconnus qui défendent les droits des personnes réfugiés et luttent en notre faveur. Je parle ici des avocats qui traitent nos dossiers, des organisations qui s’occupent de notre réinstallation, de ceux qui nous offrent à manger, tous ces gens sont aussi des héros que nous devrions célébrer.